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Sortir de l'architecture conventionnelle ?


Arthur Bel, architecte au sein de L’Atelier du Rouget (Cantal) se définit lui-même comme "architecte-médiateur". Par un éclairant parallèle avec l’agriculture conventionnelle, il analyse les racines et les marqueurs de l'architecture dominante d'aujourd'hui. Et pointe les leviers d’une transition écologique et humaine pour l’habitat.



– Vous expliquez qu’il manque à l’architecture une prise de conscience de la société civile similaire à celle qui se développe aujourd’hui autour l’agriculture… Mais encore ?

En effet, l’architecture et l’agriculture ont connu un même mouvement de modernisation qui s’est accéléré après guerre. Aujourd’hui, il existe une prise de conscience partagée des externalités négatives d’un modèle agricole anti-écologique qui sert mieux l'intérêt de grands groupes industriels que la santé de la population. L’architecte reste cependant dans la situation d’un paysan qui, il y a dix ans, aurait voulu vendre des légumes sains à des citoyens inconscients des enjeux liés aux pesticides, à l’épuisement des sols… Il reste encore à lever le voile sur la pauvreté spatiale, l’absurdité écologique, et le rôle des lobbys industriels qui conditionnent non seulement la production des bâtiments contemporains mais aussi plus largement l’aménagement du territoire. 

Le critère économique écrase tous les autres


– C’est ce que vous appelez « l’architecture conventionnelle » ?

Pour faire simple, je dirais que c’est une architecture traversée par plusieurs principes. Le premier : la question économique prend toujours le pas sur les autres dimensions. Dans l’optique de croissance et d’emploi dominante, il faut avant tout faire tourner l’industrie de la construction. 

“Comme pour l’agriculture conventionnelle, l’innovation technologique occupe une place centrale dans l’évolution du monde de la construction et nous éloigne toujours plus du bon sens et de la sobriété nécessaires face aux enjeux de notre siècle.”

Oui, comme pour l’agriculture conventionnelle, on peut parler de « l’architecture conventionnelle » comme d’un système au sein duquel l’économie a pris le dessus sur tous les autres critères. La récente loi ELAN illustre bien cette régression du qualitatif vers le quantitatif qui vise à améliorer la rentabilité de produits immobiliers et à faire tourner l’économie du bâtiment. Comme pour l’agriculture conventionnelle, l’innovation technologique occupe aussi une place centrale dans l’évolution du monde de la construction et nous éloigne toujours plus du bon sens et de la sobriété nécessaires face aux enjeux de notre siècle. Dès lors, on réduit le logement au moindre coût et, de ce fait, à une  fonction mécanique. Il doit simplement répondre aux besoins premiers : avoir un toit, des toilettes, du chauffage.

Un logement standardisé anonymise ses habitants


Pour poursuivre la comparaison, on peut aussi parler d’une forme de « calibrage », de standardisation de l’architecture. Le logement devient un produit qui doit correspondre au plus grand nombre et participe alors à une homogénéisation des modes de vie. Il intègre mal la diversité sociologique des habitants. Le logement social contemporain en est l’illustration typique. Les habitants n’ont aucune marge de transformation, d’appropriation, d’expression. Même l’aménagement du balcon est règlementé !

Cette critique de l’appauvrissement de « l’habiter », notamment par les sciences humaines, ne date pas d’hier. En France, on peut penser au travail de Thierry Paquot qui reprend les travaux de philosophes comme Heidegger et Ricoeur pour développer une pensée critique de l’habitat. À l’échelle urbaine, Jane Jacobs dénonce dès 1961 ce qu’elle appelle l’urbanisme orthodoxe aux États-Unis. 

Licence CC0


– Dans quelle vision du monde cette architecture conventionnelle s’ancre-t-elle ?

Dans une fiction abstraite, une pensée hors-sol qui se veut rationnelle mais crée plus de problèmes qu'elle n'en résout. Augustin Berque, à ce sujet, parle d’une « acosmie » de la modernité qui trouverait son origine dans la science cartésienne, qui abstrait l’homme de son milieu en le prenant pour un objet d’étude à appréhender par des outils scientifiques. Il défend alors la « mésologie » comme une science de la relation de l’homme à son milieu. L’architecture conventionnelle, c’est le produit d’une somme d’abstraction ; un programme rédigé dans un tableur numérique, des normes sans esprit à suivre à la lettre, des plans dessinés sur écrans noirs et sans regard pour le contexte, des matériaux industriels prescrits dont l’origine n'est guère prise en compte, des chantiers perçus comme un processus ingrat à optimiser en terme de vitesse et de rentabilité…

 L’impact sur l'environnement et la nature peu pris en compte


– Est-ce à dire que cette architecture conventionnelle demeure étrangère aux exigences écologiques ?  

On peut déconstruire scientifiquement le discours de l’architecture conventionnelle qui limite la question de l’écologie à un enjeu technique. L’analyse du cycle de vie d’un bâtiment, c’est-à-dire l’étude de sa matérialité, de sa construction à sa démolition, permet de déjouer le green washing qui accompagne les grandes opérations immobilières. Là encore, toute une littérature existe, du plaidoyer de Philippe Bihouix pour une industrie du bâtiment qui intègre la raréfaction des ressources (L’Âge des Low-Tech), aux nombreuses publications, de Dominique Gauzin-Müller ou encore de Marie-Hélène Contal, qui font la promotion d’une architecture qui mobilise des matériaux renouvelables.

Pour avancer vers une architecture plus écologique, il faut se poser d’autres questions : celle de la sobriété ou encore de la décohabitation des familles. Aujourd’hui, on produit des T1, T2, T3. Autrement dit, la surface d’habitation par personne est en augmentation croissante. Mais ne peut-on pas habiter moins grand, mutualiser, comme l’ont fait les familles pendant des générations ? Cette question-là par exemple, on ne la pose jamais dans le monde conventionnel, alors qu’elle apporte une réponse clef aux enjeux « écologiques ».

 “La surface d’habitation par personne est en augmentation croissante. Mais ne peut-on pas habiter moins grand, mutualiser, comme l’ont fait les familles pendant des générations ? Voilà une question clé pour les enjeux écologiques.”


– Vous travaillez au sein de l’Atelier du Rouget de Simon Teyssou à Aurillac. Comment définiriez-vous l’architecture que vous y pratiquez ?

Tout d’abord, elle partage les traits de nombreuses agences d’architecture qui prennent le contrepied de ce que je viens de décrire. Face à l’architecture conventionnelle et à l’hégémonie de la logique marchande, des architectes redonnent du sens à ce qui se construit ; qu’il s’agisse d’architecture bioclimatique, de favoriser l’utilisation de matériaux renouvelables, de défendre l’habitabilité des logements sociaux…

Autre point important, l’Atelier du Rouget se situe dans le Cantal, à la campagne. La pratique de l’agence doit beaucoup à cette inscription en milieu rural. Il y a la fois une forme de pragmatisme mais aussi une certaine esthétique qui résulte de la rencontre entre une architecture savante ambitieuse et des moyens souvent limités. En prenant le temps de dessiner des espaces dans le détail, c’est une manière de porter de l’attention, d’apporter de la dignité à des lieux qui peuvent parfois être délaissés voir relégués. Ce qui est intéressant, c’est aussi le caractère polyvalent de l’espace en milieu rural. Dans beaucoup de villages, ça n’a pas de sens de construire des trottoirs. La particularité de l’agence, il me semble, c’est d’apprendre de la campagne et de ne pas y concevoir des projets qui y reproduisent des schémas importés de la ville.

En rejoignant cette agence, j'avais aussi dans l’idée de travailler plus directement avec des artisans locaux. C’est en partie vrai pour certains corps de métier, mais j’ai surtout appris à ne pas idéaliser ce que peut être une petite entreprise. 

"Inviter Vincent Callebaut pour parler de la ville du futur à la télévision, c’est un peu comme tendre le micro à Monsanto pour discuter du modèle agricole de demain."


– Quelle place faites-vous aux citoyens et aux habitants ?

L’agence intervient beaucoup dans des projets de revitalisation de centre bourg et organise alors des résidences avec des arpentages et des temps d’échanges avec les habitants. Il y a aussi le projet de la Semblada à Clermont-Ferrand, un habitat coopératif qui a été conçu et en partie réalisé avec les futurs habitants.

Pour ma part, je crois qu’il faut rester vigilant vis-à-vis des processus participatifs et faire la part entre ce qui est de l’ordre de la communication et ce qu’il fait sens de mettre en place pour que les citoyens s’approprient la fabrique de leur habitat et l’aménagement de leur territoire. Ce qui compte, c’est d’être véritablement à l’écoute mais aussi faire preuve de pédagogie et mettre en partage l’intelligence des questions plutôt que de vendre des solutions clés en main. 



"À Chaliers, l’agence du Rouget refait des espaces publics avec peu de moyens mais les a beaucoup dessinés. Une image, me semble-t-il, de ce que la beauté apporte à un village." Aménagements des espaces publics de Chaliers, conception Atelier du Rouget. CAUE Puy de Dôme.


– Cette architecture là est-elle rentable ?

Oui et non. Il y a un équilibre à trouver entre des projets peu payés où l’agence investit beaucoup de temps et des projets plus rentables. À Neuville, où  je participe à la conception de l’aménagement et de l’extension d’un bourg rural, l’agence a adapté ses honoraires pour répondre au budget de la commune. Les salaires à l’agence sont aussi en-dessous de ceux qui se pratiquent généralement en ville. C’est une forme d’engagement de la part des salariés pour une pratique qui se conçoit comme un service pour l’intérêt général.


“L’architecture est une production culturelle. Le plus grand enjeu est de changer la culture pour changer l’architecture - et non l’inverse. C’est illusoire de croire que les architectes vont pouvoir transformer la société par leur conception de l’espace.” 


– Comment développer ce type d’approche à grande échelle ?

Comme pour l’agriculture, qui a vingt ans d’avance à ce niveau : il faut mener la bataille sur le plan culturel. L’architecture est une production culturelle. Le plus grand enjeu est de changer la culture pour changer l’architecture et non l’inverse. C’est illusoire de croire que les architectes vont pouvoir transformer la société par leur conception de l’espace. Il faut avant tout changer la relation que les citoyens ont à leur milieu pour transformer l’architecture. Il faut que les différents acteurs de l’aménagement du territoire (dont les électeurs) autour de la table partagent une même vision - alors seulement, la production architecturale changera. Un architecte éclairé ne suffira jamais.


– Plus concrètement, comment fait-on pour transformer la vision que peut avoir le grand public du monde de la construction ?  

Je dirais qu’il faut commencer par décoloniser les imaginaires, faire comprendre ce qui cloche dans le modèle qu’on nous vend. Les journalistes ont certainement un rôle à jouer. Inviter Vincent Callebaut pour parler de la ville du futur à la télévision, c’est un peu comme tendre le micro à Monsanto pour discuter du modèle agricole de demain. Il faut faire entendre les voix de ceux qui dénoncent la tarte à la crème du développement durable. Il n’y a pas de débat public autour de l’architecture aujourd’hui. Pourtant l’architecture concerne tout le monde, pas que les architectes. C’est pourquoi je dis que l’agriculture est en avance quand on voit des citoyens se saisir de la question, en débattre et s’engager pour faire évoluer son modèle. 

Pour qu’un même mouvement se développe autour de l’aménagement de l’espace, il faut aussi montrer que des pratiques alternatives existent, donner le goût d’autre chose, briser le statu quo. Il existe de nombreux prix, des publications, et autres qui font la promotion de projets, d’architectes, d’urbanistes, de paysagistes, etc, qui peuvent être exemplaires par différents aspects. Encore une fois, il faut aussi transmettre des clés de lecture pour juger de ces projets et ne pas prétendre offrir des réponses toutes faites. Il existe un nombre infini d’expériences plus ou moins radicales dans l’actualité mais aussi dans l’histoire de l’architecture, des camps hippies de la contre-culture américaine aux squats des années 1970 aux squats urbains contemporains.

Le plus urgent reste que les citoyens s’emparent de la question et perçoivent l’intérêt qu’ils ont à le faire. J’espère que cet échange y aura contribué.



POUR ALLER + LOIN

Le site de l'Atelier du Rouget

Dialogue avec Thierry Paquot, dans "Les nouveaux chemins de la connaissance", sur France Culture, 2011.

"Les squats, une alter-urbanité riche et menacée", article d'Arthur Bel, dans Cahiers de l’action, 2018/2 (N° 51-52)

Sur le Mag :

L'édito de Vincent Tardieu, "Dessine-moi une maison écolo !"

L'enquête réalisée en partenariat avec Reporterre, "Le monde du bâtiment résiste encore à l’écologie"

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