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Colibris, une légende, un conte

Colibri : le plus petit des oiseaux visibles à l’œil nu, quelques demi-grammes qui palpitent en l’air sur toute la longueur des Amériques, du Cap Columbia au Cap Horn. Dos d’écailles nacrées, pigments pilés d’émeraude et de lapis-lazuli avec parfois la gorge de sable ou de terre rouge et les flancs de charbon. L’œil en bulle de sureau. Je suis d’Oaxaca, falle-vert, Thalassin, demi-deuil, d’Alice ou Anaïs, flammule ou Lucifer, mes innombrables noms dessinent ma silhouette, rehaussent mes couleurs et vous font tourner la tête. Les ailes invisibles, dit-on, quand elles battent la chamade en vol du Saint-Esprit pour butiner comme un moro sphinx une corolle au ventre enfariné de suc et de pollen. Ailes effacées dans le mouvement mais le bec immobile pour un étrange baiser de l’oiseau à l’étamine, en apnée dans le vide, tout à l’urgence de ma soif.


Je suis beau.
Je pourrais passer ma courte vie à courtiser la flore et à confondre mes reflets dorés avec ceux des pétales que je caresse, à voler complètement ivre de parfum en parfum, à décliner des arcades et des ellipses entre ciel et terre, à tisser des nids comme des bijoux. Je n’aurais pas d’autre destin que celui de visiter galamment des plumes végétales. Principe de plaisir.
Sauf que depuis des générations (depuis l’ère où mes aïeux tutoyaient le Dodo, où l’homme testait une bipédie encore chancelante et cherchait déjà le Dahu), une légende me colle aux pennes et m’interdit d’avoir l’esprit aussi léger que le corps. On raconte qu’un jour où le soleil avait léché la Terre un immense incendie dévasta une forêt non moins immense. Les flammes montaient jusqu’à la canopée et les cendres emplissaient les terriers, la fumée enveloppait tout un continent, le ciel s’étouffait en buvant des bouffées de poussière chaude. Tous les animaux s’enfuyaient par troupeaux et nuées à tire d’ailes ou de pattes. Tous, à l’exception d’un colibri qui allait puiser de l’eau au lac le plus proche ; il prenait quelques gouttes dans son bec, les versait sur les flammes, retournait au lac, reprenait de l’eau, recommençait inlassablement son manège sans jamais se poser. Aux autres animaux incrédules qui lui reprochaient l’inutilité de son geste face à la démesure du sinistre, mon ancêtre répondait qu’il faisait « sa part »… La part de l’insensé, du naïf, de l’inconscient, de l’utopiste, de l’idiot, du faible. Belle abnégation. S’il eût été pélican ou crapaud accoucheur avec une poche musicale en guise de cou, je dis pas – esthétiquement ça vaut pas la finesse d’un bec de colibri, je vous le concède, mais en matière de contenance la concurrence est déloyale, la forêt aurait peut-être eu sa chance. Mais un colibri…


J’ignore ce que j’aurais fait, les colibris ont ceci de commun avec les hommes qu’ils se demandent parfois ce qui leur serait passé par la tête à la place d’un ancêtre en plein apocalypse (fuir, souffler sur les braises, ou résister goutte après goutte ?).
J’ignore aussi ce qu’il advint de la forêt, ses sœurs survivantes sont trop peu nombreuses pour pouvoir témoigner et de toute façon les plus vieux arbres n’étaient pas encore nés, leurs cernes ne remontent pas au-delà de 3000 ans (j’ai compté) (je vous jure, j’ai compté).
Les siècles ont passé. Parfois en vol de nuit je rêve de l’incendie. Je me réveille fiévreux au milieu des feux follets et je vais boire la première rosée pour effacer mon cauchemar. Encore un peu perdu entre le rêve et l’aube je laisse couler dans mes entrailles la petite goutte bue, je sens son goût paradoxal d’apaisement et d’inassouvissement ; elle me rappellerait presque ce jour immémorial que je n’ai pas vécu. Je crois voir le jour se lever au lendemain de l’incendie sur un sol sec et fourmillant des craquements de petites carapaces cachées. Pluviomètre à zéro. J’imagine des feuilles grasses qui se tordent dans les braises et des bêtes qui disparaissent comme des mirages. Je vois des pétales noirs tomber du ciel où la chaleur les avait projetés. Alors je cherche autour de moi des images neuves… Comment voudriez-vous que je n’aie pas dès l’aurore ce désir de m’enivrer au creux des fleurs à peine ouvertes, de respirer leur chair fine, de puiser leur élixir, de rechercher en elles la substance vivante, de transmettre de l’une à l’autre le code génétique des lignées à venir et de boire leur sève en cours de vol ? Tant qu’elles secrèteront ce nectar j’inventerai les vols les plus acrobatiques pour n’en perdre aucune goutte et unir les espèces par le fil de mon bec. On dit de moi que je suis fragile comme on a dit de mon ancêtre qu’il était fou. Il a plu de son bec la plus faible des pluies. Moi, j’ai soif.
 

Lucile Vannier

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