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« Le cyberminimalisme libère du temps, réhabilite les rencontres, préserve la biosphère »


Article publié dans le magazine Usbek & Rica, le 23 février 2019



Le tout-numérique n’est pas une fatalité et la résistance, déjà à l’œuvre, doit grossir ses rangs. Tel est le message au cœur de Cyberminimalisme, à la fois essai critique et manuel pratique, paru le 7 février 2019 au Seuil dans la collection Anthropocène. Entretien avec son auteure, Karine Mauvilly.


Usbek & Rica : Vous décrivez en introduction les nombreuses prises de conscience dans lesquelles s’inscrit le cyberminimalisme, citez les repentis de la Silicon Valley, la mouvance technocritique, les ouvrages critiques de la numérisation du monde (E.Morozov, S.Turkle, N.Carr, C.O'NeillH.Rosa...), les collectifs issus d’une tradition d’anonymat comme Pièces et Mains d’œuvre, les appels de médecins et psychologues, etc... Mais quelle a été votre prise de conscience personnelle ? 

Karine Mauvilly : J’ai passé une grande période sans téléphone portable, de 2012 à 2016. Je voulais quitter ce fil à la patte qui m’obligeait à le consulter en permanence, à organiser ma vie autour de lui. Je l’ai mis dans un tiroir et j’ai observé la situation : au bout de ces 4 ans, j’ai compris que la façon dont j’avais vécu, sans téléphone et en particulier sans smartphone, m’avait permis d'échapper au vol d'attention et au vol de données organisés par la société cybernétique. Par « cybernétique », j’entends le pilotage de nos existences grâce aux données accumulées - le mot vient du grec Kubernetês, le pilote. Tout en reprenant un téléphone portable, j'ai voulu conserver les atouts de la vie sans portable. 

- Ce que vous appelez le « cyberminimalisme »… 

J’ai cherché un mot permettant de refléter la façon dont j’avais envie de vivre, entre la mise à distance des objets connectés et le désir de vivre dans mon époque. Je me suis intéressée à l'équipément et aux usages, en listant 7 principes. Certains concernent la jeunesse, comme « ne pas fournir de téléphone portable avant 15 ans ».

" Même si l'on pense bien faire en notant son prochain sur Uber ou Airbnb, ce sont les prémisses d'une société à la chinoise "

D'autres principes s'adressent à tous, comme posséder le moins d’objets connectés possible. Cesser de noter autrui, aussi, permettrait d'éviter de basculer vers le système de « crédit social » chinois. Même si cela semble ludique ou que l'on pense bien faire en notant son prochain sur Uber ou Airbnb, ce sont les prémisses d'une société à la chinoise. Si on n'y prend pas garde, on y va tout droit.

L’exemple chinois semble lointain aux utilisateurs occidentaux de smartphones qui pensent n'avoir « rien à cacher ». L’impact de cette transparence est ici peu palpable. 

Ces expériences à l’étranger peuvent pourtant nous donner une idée des conséquences potentielles. En Chine, on acquiert des droits à partir d'une note moyenne qui émerge de toutes les données laissées sur Internet, y compris une commande passée au restaurant ! Aux Etats-Unis aussi, la notation algorithmique est à l'oeuvre, comme l'a montré la mathématicienne Cathy O’Neill dans son livre. Veut-on vraiment donner le pouvoir à des algorithmes aveugles aux aspérités de l'humain ?

Cyberminimalisme, paru le 7 février dans la collection Anthropocène du Seuil

- Vous faites de la réduction du nombre d'objets connectés le premier principe de la démarche cyberminimaliste. Vous proposez de faire l’inventaire des objets possédés, et de ne garder que l’essentiel afin de « concilier vie moderne et préservation de la biosphère », tous ces objets étant riches en métaux rares. Mais pour cela, vous alertez : le recyclage n'est pas la panacée. 

Il est préférable de donner ses objets ou de les vendre, pour les remettre en circulation. Dans les appareils électroniques, les métaux sont tellement dispersés qu’ils ne sont pas récupérables à moins de mettre en œuvre un processus extrêmement coûteux dans des usines elles-mêmes high-tech. Plutôt que de les apporter en déchetterie, mieux vaut donc les donner à des associations ou à son entourage, ou les proposer à des magasins d'occasion qui achètent comptant. Et bien sûr ne pas les renouveler trop souvent, en essayant au maximum d’en allonger la durée, et se rééquiper d'occasion. Une troisième façon de limiter la production d'objets connectés, c’est de ne pas en offrir trop tôt aux enfants. 

L'intérieur d'un ordinateur portable / Alexandre Debiève / Unsplash

Le minimalisme matériel concerne aussi les logiciels, donc il faut alléger son téléphone. On peut « libérer » son portable et son ordinateur en optant pour des logiciels libres qui respectent davantage la vie privée. Mais le libre peut prendre du temps et nous river de nouveau aux écrans, c’est toute son ambiguïté.

« La base reste d’installer un navigateur Internet libre, un moteur de recherche alternatif à Google, et une autre boîte que Gmail »

J’ai hésité à intégrer le libre à la notion de cyberminimalisme mais cela m’a paru finalement nécessaire car les logiciels libres permettent une meilleure maîtrise des données, sans forcément y passer des heures. La base reste d’installer un navigateur Internet libre, de type Firefox, un moteur de recherche alternatif à Google Search, et de prendre une autre boîte que Gmail. Ce sont trois actions à la portée de tous. La quatrième étape est de choisir un système d’exploitation libre comme Linux.

- Vous proposez de « libérer de l'injonction numérique » les enfants de moins de 15 ans en ne les équipant pas de smartphone. N’est-ce pas irréaliste ? Aujourd’hui, un adolescent sur deux obtient son premier smartphone à 11 ou 12 ans. L’âge moyen est de 12 ans.

Ça me parait juste être du bon sens. Je m’appuie sur de nombreuses études qui documentent maintenant les impacts de la connexion précoce. Elles sont sans ambiguïté : trop de connexion nuit au moral, au sentiment de joie, à la santé à travers l’atteinte au sommeil, avec des impacts sur la concentration en classe le lendemain.

« Il y a là un piège monstrueux tendu à la jeunesse, au service de l’économie »

Sans compter qu’un sentiment de dépendance se développe chez les jeunes. Je trouve ça terrible d’imposer un phénomène de manque à des jeunes de 11, 12, 13 ans alors que l’enfance devrait être un moment de liberté. Je trouve qu’il y a là un piège monstrueux tendu à la jeunesse, au service de l’économie. Par ailleurs, des limites d’âge ont toujours été fixées pour définir l’enfance. Cela ne nous choque pas qu’il existe des limites pour jouer au casino, pour conduire, acheter de l’alcool ou aller voir un film violent au cinéma. Or il n’y a pas de garde-fou sur Internet. C'est donc bien aux adultes de poser les limites. 

« On ne peut pas tenir aux jeunes un discours anxiogène sur l’état de la planète et leur fournir des objets particulièrement polluants »

- Le smartphone est aussi un outil de sociabilité, un échappatoire. 

Toute technologie peut avoir ses avantages, c’est toujours une question de coût-bénéfice. Regardons le bilan écologique des objets connectés - pas bon... On ne peut pas tenir aux jeunes un discours anxiogène sur l’état de la planète et leur fournir des objets particulièrement polluants. Je n’arrive pas à résoudre ça, sauf en retardant l’acquisition du téléphone portable. Il faut montrer un peu de cohérence. Et ne pas avoir de téléphone portable ne signifie pas être exclu de sa communauté : mes enfants utilisent le téléphone fixe avec leurs amis et leurs grands-parents, et ma fille est déléguée de sa classe depuis deux ans sans téléphone portable. 

- Vous proposez également de « vivre sa vie sans l’enregistrer ». Profiter de ses vacances sans passer une heure à poster des photos chaque jour, regarder un concert sans le filmer, « se sentir bien à l’apéro sans informer le monde que son apéro se passe bien ». Certains vous répondront que partager leur permet de décupler l’expérience. 

Il y a plusieurs enjeux avec le « life log », c’est-à-dire le fait de mettre sa vie en ligne en permanence. Il y a la perte de temps, d’abord. C’est une activité qui peut prendre le pas sur la vie réelle. Certains ont des vies sur instagram devenues plus intenses que leur vie réelle. D’autres saluent Instagram tous les soirs, « bonne nuit Insta », mais à qui s’adresse-t-on ?

Il y a aussi le fait qu’on n’aura peut-être pas envie dans cinq ans d‘assumer ce qu’on publie aujourd’hui. Or il n’y a pas encore de « droit à l’oubli », même si, a priori, il a émergé à l'occasion d'une décision de la Cour de justice européenne en 2014. Mais son application dépend des plateformes, qui restent libres de retirer ou non le contenu problématique. Le repentir est donc interdit et les données sont là pour très longtemps. Or plus on est jeunes, plus on a envie de publier des choses qui sortent de l’ordinaire ou sont choquantes. 

« Il y a une certaine hypocrisie à dire que l’on partage avec son réseau alors qu’on n’est pas présent pour la personne qui nous fait face »

Vous mentionnez ensuite le partage. Mais est-ce qu’on partage vraiment lorsqu'on publie une photo ? Ce qu’on attend en réalité, n’est-ce pas plutôt la validation ? En fait, on cherche de l’amour... Je crois au partage direct avec les gens qui sont là devant moi, et je trouve qu’il y a une certaine hypocrisie à dire que l’on partage avec son réseau alors qu’on n’est pas présent pour la personne qui nous fait face. Enfin, les plateformes qui usent tant du mot « partage » sont aussi celles qui ont pour business model l'exploitation de travailleurs précaires. La Silicon Valley adore les mots « partage », « liberté », « ouverture »... 

Le tout-numérique semble inéluctable dans de nombreux domaines. Vous appelez à « ne pas se laisser remplacer par des logiciels ». Des exemples de résistance (le comité de soutien aux Tableaux noirs, le collectif Écran Total) existent, mais la pression est très forte dans la sphère professionnelle. Comment voyez-vous la situation évoluer dans les années à venir ?

Je suis optimiste de nature donc j’ai tendance à estimer que les quelques résistances à l’œuvre sont des bons signes. On peut parler des éleveurs de « Faut pas pucer » dans le Tarn, qui refusent d’accrocher une boucle électronique à leurs animaux. Les animaux sont parfaitement identifiés par ailleurs, ils ont reçu toute la prophylaxie nécessaire, mais ils n’entrent pas dans la nouvelle norme… Ces éleveurs sont en difficulté et ils ont besoin de soutien. 

Je pense à deux autres résistances. Des élus locaux de New York viennent de fermer la porte à Amazon qui voulait y installer son siège social. Craignant une hausse des prix et une gentrification du quartier pressenti pour le projet, ils refusent aussi par principe d’accorder une aide fiscale à Jeff Bezos, l’homme le plus riche du monde. C’est une résistance politique très intéressante. Je pense aussi à la Cour de Cassation qui, en novembre 2018, a requalifié en contrat de travail la relation contractuelle d'un livreur à vélo et de la plateforme de livraison de repas Take Eat Easy. Elle a estimé qu’il y avait un lien de subordination entre le livreur et la plateforme, et non une relation de type travail indépendant. On voit donc des juges qui ne se laissent pas faire, des élus locaux résistant à l'ogre Amazon, et des éleveurs qui tentent d'élever leurs chèvres avec du bon sens. 

« Il faut essayer de s’exprimer à plusieurs pour ne pas être isolés et se faire taxer de passéistes »

Même si ces résistances semblent à la marge, ce sont malgré tout des signes. L’un des principes du cyberminimalisme est de ne pas agir seul. En particulier pour ce qui concerne le travail, la robotisation, l’invasion par les logiciels. Là il faut aller trouver les syndicats, même si ce mode d’action peut sembler périmé, et essayer de s’exprimer à plusieurs pour ne pas être isolés et se faire taxer de passéistes.

- Vous imaginez donc un futur où nous aurons rétropédalé, freiné sur le tout-numérique, après quelques décennies d’emballement ?

Je n'en sais rien, c’est une question de démocratie. Si on demandait aux citoyens ou aux travailleurs ce qu’ils souhaitent pour leurs entreprises, pour leur République et pour leurs services publics, je ne suis pas sûre qu’ils choisiraient la robotisation à outrance. Mais on ne nous pose jamais la question. Il y a une instance totalement inconnue des citoyens présidée par Cédric Villani, me semble-t-il, dont l'objet est d'évaluer certains choix technologiques du pays (l’Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques, l'Opecst, ndlr). Qu’on nous interroge directement sur ces questions qui sont au coeur du travail et de la vie des gens ! 

« Il n’y a aucun débat démocratique sur la société cybernétique »

Il n’y a aucun débat démocratique sur la société cybernétique. Il n’y a donc de la place que pour des résistances locales ou individuelles. Mon espérance est que cela devienne un sujet politique, qu’on nous pose des questions scientifiques, à propos de la société numérique, et que chacun puisse se positionner. Veut-on vraiment des voitures autonomes ? Une médecine « connectée » et « à distance » ? Veut on vraiment tomber sur des répondeurs plutôt que sur des gens ? Bien sûr, il y a d’autres priorités, je ne prétends pas que ce soit toujours le sujet numéro 1. Mais à travers ce thème de l'artificialisation du monde, il y a la question de l’écologie, de la démocratie, de la jeunesse. Il faut faire émerger le débat. 

Norbert Wiener, père de la cybernétique.

- Le numérique est créateur d’emploi, l’intelligence artificielle peut être mise au service de la santé et de l’écologie, et être utilisée contre la pauvreté ou les catastrophes naturelles. Appeler à résister au tout-numérique, n’est-ce pas prendre le risque de se priver de progrès humains ?

Je ne crois pas du tout au solutionnisme technologique. Prenons l’exemple de l’agriculture : aujourd’hui, des start-up et de grosses entreprises essaient de vendre de « l’agriculture connectée » aux paysans, en leur promettant de meilleurs rendements et une meilleure gestion de leurs intrants grâce à des outils supplémentaires et connectés. Plusieurs études, et l'expérience de nombreux agriculteurs montrent pourtant que la solution pour l'agriculture est de revenir à un agriculture paysanne, locale, aussi productive et finalement plus rentable pour les paysans qui s'endettent moins et n'engagent pas de nouvelles dépenses. La promesse de l’agriculture connectée est totalement mensongère, l'exemple typique d'une aggravation du problème qui se fait passer pour la solution. 

« L’éthique de l’IA est aujourd’hui un cache-nez au service du profit »

Dans le domaine judiciaire, des start-up commencent à vendre de la justice prédictive, algorithmique, alors que la justice c’est de l’humain, du cas par cas. Plus globalement, plus on cherche à faire émerger de « gentilles » solutions d’IA, plus on nourrit en parallèle la “mauvaise” IA, puisque les performances des ordinateurs vont pouvoir nourrir aussi bien des solutions de mise en confiance numérique que du cyberespionnage ou des armes autonomes. Ce qui va être découvert sera utilisé aussi bien pour le bon que pour le mauvais. Est-ce qu’on prend ce risque ? Je crois peu aux appels à l’éthique concernant les robots. Je crois en revanche qu’il faut davantage penser à l’utilité ou l'inutilité de ces robots dans nos vies. A mes yeux, « l’éthique » de l’IA est aujourd’hui un cache-nez au service du profit. 

©Marcin Wolski pour Usbek & Rica

- Vous proposez de faire émerger un « droit à la non-connexion » en complément du droit à la déconnexion entré en vigueur début 2017. 

Je trouverais intéressant de faire émerger un nouveau droit fondamental qui donnerait le droit, par exemple, d’accéder aux services publics sans passer par un écran, en allant trouver un humain à un guichet. C’est important pour toutes les personnes qui sont allergiques aux écrans, qui souffrent énormément de passer par Internet, pour les personnes âgées, pour les personnes qui n’ont pas les moyens. Il faut retrouver l’humain dans ce rapport à l’administration. Les enfants et les jeunes doivent de leur côté conserver le droit de vivre de façon non connectée. Cela suppose de renoncer au projet fou de numérisation progressive de l’école.

Vous avez consacré à la numérisation de l’école votre livre précédent, en 2016, (Le Désastre de l’école numérique. Plaidoyer pour une école sans écrans), co-écrit avec Philippe Bihouix (Seuil). De son côté, le gouvernement mise sur l'école numérique...

Peut-être un peu moins aujourd'hui que sous le gouvernement Hollande, mais cela reste un horizon qui sonne « moderne ». Mais là aussi des résistances se font jour. Les enseignants de l’appel de Beauchastel invitent à résister à la numérisation de l'éducation, à ne pas faire l’appel sur un logiciel et à globalement se passer d’écran face aux élèves. Ils parviennent toujours à faire cours !

Finalement, que peut apporter une vie cyberminimaliste ? 

C’est une démarche qui d’abord libère du temps. Renoncer au « life log » (la captation et la publication de sa vie) permet de laisser moins de données derrière soi, et donne de la liberté mentale en se sentant moins dépendant de l'approbation d'autrui. Le cyberminimalisme apporte aussi du bien-être puisque l’idée est de réhabiliter les rencontres réelles, de privilégier les coups de fil plutôt que les courts messages, les sorties sans téléphone, s’autoriser quelques soirées sans écran et enrichir l'amitié. Enfin il y a préservation de la biosphère par l'achat systématique de numérique d'occasion afin de remettre en circulation les objets déjà produits, et soulager ainsi la Terre d'une activité extractive très polluante. 


Pour aller plus loin


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