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"L’école doit permettre aux enfants de transformer le système, et non de le reproduire."

Entretien avec Antonella Verdiani

Par Gabrielle Paoli et Mathieu Labonne / Colibris - 9 mai 2017


Antonella Verdiani est chercheuse dans le domaine de l’éducation depuis près de vingt-cinq ans. Spécialiste de programme dans le secteur de l’éducation à l’UNESCO entre 1987 et 2005, elle consacre son doctorat sur l’éducation intégrale à Auroville (Inde). Aujourd’hui présidente du « Printemps de l’Éducation » qu’elle a fondé, un mouvement citoyen militant en faveur d’un renouveau de l’éducation et de l’école, elle revient pour Colibris sur sa vision de l’école française de demain. Un éclairage utile pour préparer nos échanges sur « réinventer l’école », à Toulouse, le 10 juin.



- Quel constat faites-vous de l’état de santé du système éducatif français aujourd’hui ?

Mon constat n’est pas bon. On l’entend partout, et cela est vrai : le système éducatif français est « en crise ». Parmi l’ensemble des éléments qui expliquent ce phénomène, figure une contradiction interne qui rend ce système désormais intenable. D’un côté se trouve une institution par nature extrêmement pesante, bureaucratique et centralisée ; de l’autre, une aspiration grandissante des parents à plus de souplesse, d’écoute et d’évolution des pratiques. L’école publique apparaît donc davantage chaque jour comme une boîte trop petite pour contenir tout ce qu’il y a à l’intérieur. Pour le dire autrement, l’idéologie et les pédagogies traditionnelles de l’école ne sont plus adaptées aux attentes des parents et des enfants. Le décalage qui en résulte alimente l’insatisfaction face au système scolaire.

Pour ne donner qu’un exemple, les familles qui autrefois adhéraient totalement à l’institution et lui livraient leurs enfants sans chercher à y regarder de plus près, souhaitent aujourd’hui intervenir, dialoguer avec les enseignants et s’investir davantage dans la vie scolaire de leurs enfants. Or l’école dans sa forme actuelle ne le permet encore que trop peu.

Pédagogie coopérative à l'École du Colibri, la Roche-sur-Grâne, Drôme

Un réseau d'écoles alternatives florissant mais hétérogène

- En réponse à cette insatisfaction, une offre alternative privée se développe à grande vitesse. Quelle est la réalité de ce réseau naissant ?

Même si l’on en parle beaucoup et qu’elles se multiplient, les écoles privées hors contrat ne représentent toujours qu’une très faible part des élèves – à peu près 2% aujourd’hui, et 20% pour les écoles privées sous contrat (lire notre encadré).

Ceci étant dit, il manque clairement aujourd’hui une photographie exhaustive de la réalité des initiatives scolaire alternatives. Ce que je peux toutefois affirmer, c’est que, sous l’étendard d’écoles privées se recoupent des réalités extrêmement diverses. On trouve en effet d’ardents défenseurs du retour aux valeurs traditionnelles via des pratiques d’enseignement fondées sur la répétition, la hiérarchie et la discipline. Mais aussi des tenants de pédagogies telles que Montessori et Steiner fondées sur l’écoute de l’enfant, de ses rythmes, et des libertaires qui voudraient avant tout s’affranchir de toute consigne étatique. Sans oublier les groupements religieux qui ont toujours investi, et continuent à investir le champ éducatif.

Toutes ces ambitions, très différentes les unes des autres, trouvent dans l’école privée un même cadre de réalisation.

École privée, hors et sous contrat

Tous les établissements scolaires privés, sous contrat ou hors contrat, sont soumis à l’inspection de l’éducation nationale, afin de garantir le droit à l’instruction des enfants. Des différences existent cependant entre les deux modèles :

- École privée hors contrat 
Elle est libre de s’émanciper des programmes et de la méthode de l'Éducation Nationale et doit payer ses enseignants avec ses ressources propres. Elle peut solliciter une reconnaissance officielle, ce qui permet à ses élèves de recevoir une bourse d'État. Certains établissements peuvent assurer une préparation à des diplômes d'État (le BTS par exemple), mais la plupart proposent leurs propres formations artistiques, commerciales, scientifiques, etc.

- École privée sous contrat
Elle doit appliquer les règles et les programmes de l’Éducation Nationale et ses enseignants sont formés et payés par l’État, qui verse également des subventions de fonctionnement. En outre, l’établissement est obligé d’accueillir les enfants sans distinction d’origine, d’opinion ou de croyance. Cependant, il est entièrement autonome dans sa gestion, dans les activités proposées aux enfants hors des classes et dans les frais de scolarité demandés aux familles.

L'éducation nationale de demain : des objectifs communs mais des pédagogies diversifiées ?

- Justement, beaucoup s’inquiètent du développement de ce réseau parallèle et de la diversité qu’il recoupe. En effet, en donnant à tous les établissements une exigence commune de résultats, l’État permet de former ensemble les futurs citoyens qui disposeront assez de bagages commun pour faire société commune par la suite – une langue, une histoire, des valeurs... S’affranchir de ce pouvoir centralisateur étatique, n’est-ce pas prendre le risque de donner naissance à une société morcelée ?

C’est la grande peur de beaucoup de citoyens, et de l’État lui-même bien sûr ! Mais il faut à tout prix distinguer les programmes de la pédagogie. Philippe Meirieu, spécialiste des sciences de l’éducation et de la pédagogie, le dit très bien : l’école est aujourd’hui jacobine dans ses modalités mais girondine dans ses finalités, c’est-à-dire qu’elle impose des méthodes d’enseignement uniques mais permet des objectifs différents selon les établissements. Or on peut décider de procéder exactement à l’inverse ! À savoir : s’accorder sur des grandes lignes d’un programme commun tout en décentralisant les modalités pour les mener à bien.

Dans ces conditions, le fameux socle commun pourrait être préservé tout en laissant les établissements mettre en œuvre la pédagogie qui leur semblera la plus juste. Concernant la méthode pour y parvenir, chacune d’entre elle pourra décider d’apprendre à lire aux enfants à 6 ans, à 8 ans ou même plus tard encore, et de la manière qui lui siéra.

"L’école est aujourd’hui jacobine dans ses modalités mais girondine dans ses finalités. Or c'est exactement à l’inverse qu'il faut faire !"

- Comment envisageriez-vous dès lors le rôle de l’État ?

Si l’on décide de décentraliser les méthodes d’apprentissage, l’État aurait alors un rôle nouveau : il déterminerait avec les citoyens la grande mission de l’école et les objectifs, il serait ensuite animateur d’un réseau d’établissements autonomes. En s’assurant notamment que les objectifs communs soient bien remplis par chacun d’entre eux.

Chaque famille aurait dans ce système la possibilité de vivre ou créer sa propre expérience éducative à travers des modalités variées.

Économiquement parlant, ce système est aussi extrêmement intéressant. La centralisation coûte cher, et autonomiser les établissements permettrait à l’État d’alléger ses dépenses. Bien des frais de fonctionnement de l’administration de l’Éducation Nationale disparaitraient en effet, lesquels seraient désormais assumés par des écoles elles-mêmes.

La Ferme des Enfants, Lablachère, Ardèche

- Ce qui signifierait une augmentation des frais de scolarité, déjà significativement élevés pour les écoles privées…

Cette question des frais de scolarité et de l’accessibilité des écoles alternatives est une question cruciale. Si aujourd’hui ces établissements demandent souvent plusieurs centaines d’euros par mois et par enfant aux familles, c’est souvent bien malgré eux – une école coûte extrêmement cher. L’objectif à terme est donc d’inventer des structures abordables pour tous. Cela demandera de la créativité et de l’innovation quant aux modèles économiques choisis : nous en avons déjà des exemples inspirants tels l’École du Colibri dans la Drôme, un établissement qui est dès le début englobé dans le plus large projet des Amanins et qui permet à l‘école d'avoir des frais très réduits.

"L'objectif pour ces écoles alternatives est d'inventer de nouveaux modèles économiques permettant de proposer des frais de scolarité abordables pour tous."

Transformer le système de l'intérieur ou faire une révolution de l'éducation ?

- Doit-on nécessairement passer par ce changement radical de système ? Ne peut-on pas imaginer une transformation des pédagogies à l’intérieur du système actuel ?  

À vrai dire, il existe déjà aujourd’hui une offre pédagogique alternative au sein de l’école publique - pratiques interdisciplinaires, classes inversées, classes Freinet, stimulation de la coopération… Et ce à une échelle de plus en plus large. Mais les enseignants qui portent ces ouvertures se heurtent à des difficultés encore vivaces. La hiérarchie de l’établissement ou certaines organisations d’enseignants jouent souvent un rôle de frein dans le développement de ces projets innovants. Et le contrôle de ceux-ci sont toujours davantage contraignants que celui appliqué aux pratiques habituelles. En outre, la formation des enseignants reste extrêmement traditionnelle. S’ils veulent se former à une pédagogie alternative, les professeurs doivent le faire à leurs frais.

Ainsi, l’école d’aujourd’hui ne s’ouvre pas assez et, quand elle essaie de se réformer, elle finit toujours par être rattrapée par le système et les innovations sont vidées de leur sens premier. C’est typiquement ce qui est arrivé à la réforme des rythmes scolaire inscrite dans la loi du 8 juillet 2013 pour la refondation de l’école. Initialement au service du bien-être de l’enfant, ce réarrangement des rythmes a finalement dû répondre aux exigences des mairies et de bien d’autres acteurs indirectement touchés.

Innovation à l’école publique

L’école primaire Fernand Labori, dans le 18e arrondissement de Paris, est l’un des rares établissements publics où la méthode Freinet est largement majoritaire parmi les diverses pratiques des enseignants. On y retrouve de nombreuses innovations pédagogiques telles que :
- des classes multi-âge permettant l’entraide entre les élèves ;
- des dictées coopératives autour d’un texte écrit par un enfant lui-même ;
- des plans de travail individuels : écriture d’un livre, réalisation d’une construction ou  recherche autour d’un thème choisi ;
- des conseils d’élèves hebdomadaires pour élaborer les règles de vie collectives ;
- une organisation de la vie de l’école, des sorties et des activités interniveaux par les délégués ;
- des médiateurs désignés parmi les élèves pour déminer les conflits dans la cour (ceux-ci suivent 14 séances de formation de 45 minutes) ;
- un « Super, c’est vendredi ! » organisé une fois par mois pour présenter les travaux des élèves.

Pour en savoir plus : "Réinventer l’école", Alternatives Économiques, dossier décembre 2016 n°8.

- Comment vous y prendriez-vous alors, si vous étiez ministre de l’Éducation Nationale ?

Et bien je commencerais par me poser la question fondamentale, celle de la vocation de l’école. C’est quoi l’école ? À quoi sert-elle ? Quels enfants veut-on en faire sortir ? Je ferais en sorte que l’on réponde collectivement à cette question. Une fois la réponse donnée, je procèderais à un passage à l’acte fort et transformerais radicalement le système d’un coup. Comme l’ont par exemple fait les Finlandais.

Kirkkojarvi Comprehensive School, Espoo, Finlande (image tirée du film Demain)

L’Éducation en Finlande

En 1970, la Finlande lance un profond programme de refondation de son système éducatif. Trente ans plus tard, les évaluations internationales PISA (Program for International Student Assessment) de 2000 et 2003 révèlent au monde entier des résultats exceptionnels : faibles différences de compétence entres filles et garçons, inégalités sociales fortement corrigées par l’école, bas niveau d’anxiété, grande homogénéité de niveau entre établissements… Plusieurs éléments caractérisent ce système performant :
1. L’élève au cœur du dispositif
L’idée est simple : un élève heureux, épanoui et libre de se développer à son rythme, acquerra plus aisément les savoirs fondamentaux. Ainsi, l’école doit être chaleureuse et accueillante : la taille des établissement est moyenne, les espaces confortables, les professeurs accessibles. Les rythmes d’apprentissages sont adaptés aux besoins de chaque enfant. Une détection précoce des handicaps et des troubles de l’apprentissage est mise en place pour permettre très tôt des aides ciblées. Le taux d’encadrement est élevé, les élèves autonomes et libres dans leurs choix d’apprentissage. L’évaluation plus légère et innovante valorise ce qui est su plutôt qu’elle ne pénalise ce qui ne l’est pas.

2. Des enseignants experts
La profession d’enseignant jouit d’un réel prestige dans la société finlandaise. Le recrutement est exigeant, la formation initiale poussée (niveau de master minimum et longues périodes de stage en situation réelle), le temps de travail est modéré mais l’étendue des tâche élargie. Ainsi, ce sont les professeurs eux-mêmes qui assurent les rôle de nos CPE ou surveillants, afin d’établir une relation plus proche avec leurs élèves. Les conditions matérielles sont optimales, la liberté pédagogique totale, la formation continue très forte et les professeurs restent en lien avec l’Université tout au long de leur carrière.

Pour en savoir plus : "La Finlande : un modèle éducatif pour la France ?", Paul Robert, ESF Editeur, 2009. Voir le rapport complet.

- Et alors selon vous, à quoi sert l’école ?

À donner à nos enfants les clefs pour transformer le système, et non pour le reproduire. Si l’école actuelle a été pensée pour créer des individus prédéterminés - des soldats, des ouvriers ou des technocrates -, alors elle est biaisée. L’école doit permettre aux individus d’être hors normes, de mettre en œuvre un monde qui leur convient, nouveau et différent de l’ancien s’ils le veulent. Pourquoi vouloir les faire entrer dans les cadres d’un monde pour qu’ils s’y adaptent et le laissent inchangé, le reproduisent ? L’avenir appartient aux enfants. L’école doit donc leur donner les outils pour se fabriquer l’avenir qu’ils voudront avoir.

Et que l’on me comprenne bien. Il ne s’agit pas de faire table rase et de former de futurs ignorants du passé. Il s’agit de permettre aux futurs citoyens d’être conscient de ce qui a été fait, pour aller au-delà.

"L’avenir appartient aux enfants. L’école doit donc leur donner les outils pour se fabriquer l’avenir qu’ils voudront avoir."

Les grands courants de l’éducation nouvelle

Célestin Freinet (1896 – 1966) : cet enseignant a imaginé une méthode fondée sur la coopération, la citoyenneté et la création. Ainsi, l’expression libre des enfants, surtout écrite, est valorisée via des textes et des dessins libres, la correspondance entre élèves, l’écriture de journaux… Il promeut également la coopération au sein de l’école : le copiage et le bavardage sont pour lui des modes de communication à valoriser, et l’enseignant est amené à ne plus être dans une posture de sachant mais d’accompagnant.

Jean-Ovide Decroly (1871 – 1932) : biologiste belge, Decroly a mis en avant l’intégration des activités scolaires des enfants à leur milieu naturel et social. Il a également mis en œuvre la « méthode globale » d’apprentissage de la lecture et de l’écriture, prenant en compte la psychologie de l’enfant.

Maria Montessori (1870 – 1952) : la méthode de cette médecin et psychologue italienne est fondée sur la prise en compte du développement naturel de l’enfant. Les enfants sont invités à développer leurs facultés motrices et intellectuelles, chacun à leur rythme propre, à l’aide d’outils essentiellement sensoriels.

Pour en savoir plus : le site du Groupe français d’éducation nouvelle.


Pour aller plus loin

- Ces écoles qui rendent nos enfants heureux, Antonella Verdiani, Actes Sud, 2012.

- Une société sans école, Ivan Illich, Points, réédition 2015.

- L’Éducation et la Paix, Maria Montessori, Desclée De Brouwer, 2001.

- Les « Cahiers pédagogiques », le Cercle de recherche et d’actions pédagogiques (Crap)

- Schooling the world, documentaire de Carol Black, 2010. Disponible gratuitement en ligne.

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